Le projet Luciole a débuté il y a un peu plus de six ans, pour répondre au besoin d’améliorer l’accessibilité des documents scolaires proposés aux jeunes élèves déficients visuels.
Une équipe pluridisciplinaire s’est constituée, avec pour objectif la création d’un caractère typographique conçu spécifiquement pour les lecteurs malvoyants. Pour définir les critères
de design de ce caractère, nous avons croisé trois champs de compétences :
• le versant médical (médecin ophtalmologiste, orthoptiste, psychologue) ;
• le versant de l’édition adaptée (transcripteur spécialisé, directrice de service de transcription) ;
• le versant typographique (dessinateur de caractères, développeur technique).
Il s’agissait non seulement de faire évoluer des habitudes ancrées depuis longtemps dans
le domaine de la déficience visuelle, mais aussi d’apporter une réponse concrète, en mettant à disposition un caractère
conçu pour les professionnels de l’édition adaptée.
Quatre ans après sa sortie, le caractère Luciole s’est affirmé comme un nouveau standard typographique dans le domaine de la déficience visuelle en France.
Il est utilisé par des éditeurs spécialisés, des transcripteurs, des enseignants spécialisés, des développeurs.
Nous souhaitions revenir en détail sur les critères
de sa conception et les partager au plus grand nombre, pour qu’ils bénéficient aux projets à venir dans le champ de la déficience visuelle.
Les professionnels en France définissent généralement la déficience visuelle par 2 critères :
• une acuité visuelle (AV) inférieure à 3/10 après correction
• et/ou un champ visuel (CV) inférieur à 20°.
La classification de l’OMS retenait également ce critère de l’acuité visuelle inférieure à 3/10 dans sa version de 1972. Elle a évolué vers une définition plus large, on distingue à présent 5 grandes catégories, en simplifiant :
• la déficience visuelle légère (< 5/10)
• la déficience visuelle modérée (< 3/10)
• la déficience visuelle sévère (< 1/10)
• la cécité (< 1/20) et la cécité totale (pas de perception)
• la déficience de la vision de près.
Selon cette dernière classification, les personnes avec une déficience visuelle représentent environ 1,7 million de lecteurs en France. En pratique, c’est surtout l’acuité de près qui déterminera les besoins en termes de lecture. Une déficience visuelle peut avoir un impact différent selon qu’elle est congénitale ou acquise, précoce ou tardive, isolée ou associée à d’autres troubles ou pathologies.
Nous avons défini deux types de critères : des critères d’usage et des critères de design.
Les critères d’usage sont au nombre de 3 : un caractère qui soit gratuit, avec une licence connue (Creative Commons),
et simple d’utilisation (contient les 4 variantes stylistiques de base).
Les critères de design sont au nombre de 12, nous les avons tous représentés ci-dessous
[Figure 1] pour plus de clarté : caractère linéale, contreformes ouvertes, interlettrage important, différenciation importante, proportions étroites, diacritiques
accentués, faible modulation, épaisseur importante, variante
de graisse contrastée, italique non cursive, casse étendue et cohérence du système. Nous allons développer les 3 critères de design les plus complexes à appréhender : la question des proportions,
celle de la modulation du trait, et celle de l’épaisseur du trait.
Le corps 20 peut être considéré comme le corps de lecture usuel dans le domaine de la déficience visuelle. En pratique, le corps varie généralement entre 16
et 20 pour l’édition adulte, entre 20 et 24 pour l’édition jeunesse. Les exceptions sont nombreuses, dans le cas d’un champ de vision tubulaire par exemple. Néanmoins,
d’un point de vue du design, il faut considérer que l’usage le plus répandu est celui d’un corps
de lecture près de deux fois supérieur au corps de lecture pour un lecteur clairvoyant.
Cet usage a de nombreux impacts sur les critères de conception, particulièrement
sur celui qui concerne les proportions. L’enjeu est de trouver un équilibre entre un caractère qui soit suffisamment ample pour être lisible, et suffisamment étroit pour que
le nombre de signes à la ligne ne devienne pas trop faible, ce qui constituerait un facteur très important de fatigabilité pour le lecteur [Figure 2].
Les lettres du Luciole ont donc des proportions (très) légèrement plus étroites qu’un caractère classique pour augmenter le nombre de signes à la ligne.
D’un point de vue plus global, le dessin n’est pas abordé de la même façon pour un corps 10 ou pour
un corps 20 : le rapport aux corrections optiques par exemple s’en trouve modifié, ainsi que celui à l’intermot.
La question de la modulation du trait est en lien direct avec celle des corrections optiques. De façon classique en typographie, lorsqu’un fût et une courbe se rencontrent,
on observe un fort amincissement de la courbe au point de jonction. L’ampleur de cette modulation du trait varie selon les caractères mais c’est presque une constante
de design – pour éviter une tache optique noire au niveau de la jonction et conserver une certaine régularité visuelle. Dans Luciole, la modulation a été ramenée au minimum
pour deux raisons. Tout d’abord, nous venons de l’évoquer, Luciole est conçue pour une utilisation courante en corps 20, ce qui rend ce type de correction optique un peu moins nécessaire.
Mais plus important, nous l’avons évitée pour des raisons fonctionnelles de perception.
Si un lecteur déficient visuel ne perçoit qu’une certaine épaisseur de trait et que
cette épaisseur se trouve brusquement divisée par 2 ou 3, il y a un risque pour que ce trait disparaisse visuellement. On se retrouve avec un effet
« code-barres » rendant très difficile la reconnaissance des lettres [Figure 3].
Pour faire un parallèle avec une expérience possible de lecteur clairvoyant, cela reviendrait à lire un livre composé en didone, dans lequel l’effacement ou un défaut
d’impression aurait rendu les déliés à peine perceptibles. On mesure bien
l’impact négatif éventuel sur la lecture en termes de reconnaissance des lettres. Cette quasi-absence de modulation du tracé est donc un élément
de design important pour les lecteurs déficients visuels.
La problématique de l’épaisseur du trait ne se pose pas uniquement en termes de modulation. La variation de l’épaisseur du tracé doit rester faible mais de quelle épaisseur parle-t-on ?
Comment la définir au mieux ? C’est là l’enjeu le plus délicat.
La variante normale du caractère existe en regard de sa variante bold, et pour que le système de différenciation fonctionne correctement pour un lecteur malvoyant, ce contraste doit être fort.
Nous devons donc concilier plusieurs facteurs :
• la famille de caractères doit comporter une variante bold, pour hiérarchiser les contenus. Cette hiérarchisation est très précieuse dans un contexte
d’adaptation de documents scolaires par exemple,
et elle devient plus importante encore dans le cas où la perception de la couleur est problématique et où elle ne peut être utilisée ;
• le contraste entre la variante normale et la variante bold doit être assez fort pour être immédiatement perceptible ;
• la variante normale doit être légèrement plus épaisse que la moyenne, pour faciliter la perception visuelle ;
• la variante bold ne doit cependant pas trop s’approcher d’une variante black, au risque de voir
les contreformes se boucher visuellement.
Il s’agit donc d’un équilibre à trouver [Figure 4], pour s’approcher d’une variante normale idéale pour la lecture du plus grand nombre, tout
en conservant un système efficace dans sa globalité. Un équilibre dans lequel ce qui est gagné d’un côté, en termes de perception par l’augmentation de l’épaisseur du trait,
est perdu d’un autre côté, par la réduction des contreformes, elles aussi précieuses pour
la lecture. Luciole est le résultat de ce qui nous a paru le meilleur compromis entre tous ces facteurs.
On le voit avec l’exemple de l’épaisseur du trait, rendre compte de la conception en différents critères de design est intéressant pour avoir une vision d’ensemble claire,
à condition toutefois de souligner que ces facteurs interagissent en permanence les uns avec les autres, dans un jeu d’équilibre complexe.
Bien que cela puisse paraître surprenant au premier abord, l’objectif premier du projet Luciole n’était pas
de dessiner le « meilleur » caractère typographique pour les lecteurs déficients visuels. Notre objectif précis était d’améliorer concrètement le confort de lecture pour
le million et demi de lecteurs malvoyants en France, et la création d’un nouveau caractère typographique nous
a semblé le meilleur moyen pour y parvenir. Parce que cela permettait de fournir un outil performant aux professionnels mais surtout de les sensibiliser à l’importance
du choix typographique pour la lecture – problématique qui était sans doute largement sous-estimée, et en tout cas fort mal traitée.
Cette distinction peut paraître accessoire mais elle conditionne en fait tout le projet, depuis sa co-construction avec les professionnels de la déficience visuelle jusqu’à son adoption
par ces mêmes professionnels.
Le succès du Luciole n’est donc pas tant un succès individuel de design (le caractère en lui-même n’était pas particulièrement complexe
dans son exécution) qu’un succès collectif de sensibilisation, dans l’impact concret qu’il a rencontré
dans la vie quotidienne d’un grand nombre de personnes – depuis les élèves ayant de fortes difficultés à lire, jusqu’aux personnes âgées ayant perdu progressivement le plaisir de la lecture.
Nous espérons que ce projet amènera d’autres dessinateurs de caractères à envisager comme centrale la question de l’impact de leur pratique professionnelle sur
la société – qu’il s’agisse d’un versant plutôt médical comme c’est le cas ici, d’un versant culturel ou d’un versant idéologique. Les combats à mener pour plus d’égalité
dans l’accès à la lecture et à la culture sont encore... nombreux.
■ Laurent Bourcellier et Jonathan Fabreguettes.
www.typographies.fr
Le caractère à télécharger :
www.luciole-vision.com
Coordination : C. Malet et J. Fabreguettes
Ophtalmologiste : Dr F. de Saint-Étienne
Orthoptiste : A.-C. Blanc
Psychologue : V. Morra
Dessinateur : L. Bourcellier
Transcripteur : J. Fabreguettes
Chercheurs : Dr A.-R. Galiano et Dr N. Baltenneck
Étudiantes : G. Hurstel, C. Benas, G. Bonnesseur, H. Drissi et V. Augereau-Depoix
Le projet est le résultat de la collaboration entre le CTRDV (Centre Technique Régional pour la Déficience Visuelle) et le studio typographies.fr.
Le projet a bénéficié d’une bourse de la Fondation suisse Ceres et de l’appui du laboratoire DIPHE (Développement Individu Processus Handicap Éducation) de l’Université Lumière Lyon 2.
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